Ce matin je me suis réveillé doucement, j’avais envie de flemmarder dans mon lit douillet.
Mais je me suis rappelé que nous étions samedi, jour des courses hebdomadaires.
J’ai secoué ma femme, qui dormait encore, pour qu’elle aille préparer le petit-déjeuner puis, après une toilette rapide, nous sommes montés dans ma petite voiture électrique pour nous rendre à
l’hyper où nous avons nos habitudes.
En y entrant je contemple, avec nostalgie, l’espace naguère réservé aux hôtesses d’accueil.
Il y a encore quelques années je n’hésitais pas à interroger ces charmantes jeunes femmes chaque fois que j’avais besoin d’un renseignement : présence et emplacement d’un produit, par exemple.
Hélas ! Elles ont totalement disparu. Elles sont remplacées par des bornes qui permettent de dialoguer avec un robot.
C’est presque aussi efficace mais beaucoup moins consensuel…
Je suis allé tout de suite au rayon téléphonie. J’ai envie de remplacer mon vieux portable obsolète. C’est à peine s’il permet de recevoir la télévision et d’accéder à Internet…
Je voudrais me renseigner sur les nouvelles fonctionnalités. Pas de vendeur en vue. Là aussi ils ont été remplacés par des bornes.
Les autres rayons sont sans grand changement. On doit continuer à peser ses fruits et légumes mais il n’y a plus personne à la poissonnerie, les coquillages sont présentés en bourriches, les
poissons préemballés
Plus aucun vendeur non plus à la fromagerie ni à la boucherie, tous les produits sont ‘’’blistérisés’’
Dans tout mon périple à l’intérieur du magasin, je n’ai pas rencontré un seul employé.
Il fait chaud, j’ai soif. Je passe par le rayon des liquides. J’ai bien envie de boire une bière ‘’sur place’’ mais je me retiens ; je sais qu’il y a des caméras partout. Aucune possibilité de
leur échapper !
Les faits et gestes de tous les clients sont intégralement enregistrés.
Le responsable de la sécurité de ce magasin est un vague cousin. Un jour, je lui ai demandé - Pour surveiller les centaines de caméras qui équipent l’espace vous devez avoir un nombreux personnel
?
- Pas du tout, il suffit d’une ou deux personnes, l’ordinateur détecte les situations de crise. Si un client se comporte normalement, pas de problème mais si, par exemple, il glisse un article
dans sa poche, il est aussitôt repéré. Un signal sonore se déclenche et attire l’attention d’un surveillant qui peut se repasser aussitôt la séquence litigieuse et intervenir si la tentative de
vol est confirmée.
- Et si, taraudé par la faim, un chômeur en fin de droits consomme des gâteaux au rayon pâtisserie ?
- Nous lui laissons le choix : payer dix fois le prix de ce qu’il a volé ou s’expliquer avec les gendarmes.
- En général quelle est la solution choisie ?
- Toujours la seconde, d’une part ces contrevenants n’ont pas les moyens de payer, d’autre part ils seront logés et nourris pendant les quatre-vingt-seize heures de la garde à vue.
- Vous devez perdre de l’argent ?
- Nous allons bientôt mettre en place un système qui nous prémunira contre ce risque : certains produits ne seront accessibles que lorsqu' ils auront été réglés.
Les achats sont terminés. Il ne reste plus qu’à payer.
Les ‘’hôtesses de caisses’’ ont disparu depuis longtemps. Là encore tout est automatique.
Les articles posés dans le chariot sont aussitôt enregistrés sans qu’il soit besoin de les sortir.
Je dois simplement introduire ma carte de paiement dans le robot. Problème : Il indique un montant supérieur au solde de mon compte qui s‘affiche aussi ! On est à la fin du mois et je n’ai pas
encore touché mon indemnité de chômage. Je vais devoir rendre quelques articles
Je dois les remettre moi-même en rayon sinon ils resteront décomptés dans mon chariot…
Ça fait déjà plusieurs années que le paiement par carte est obligatoire. Les grandes surfaces ne veulent plus de chèques, trop souvent sans provision, ni d’espèces, risque de hold-up et, avec la
disparition des caissières, il n’y a plus personne pour les encaisser
Depuis le début des années 2000, l’informatique permet la comparaison instantanée entre la somme dépensée et le solde du compte mais les banquiers se sont montrés longtemps hostiles à cette
possibilité de crainte de devoir renoncer à quelques agios…
Heureusement, mon dépassement ne me fera subir aucune pénalité. Ce n’était pas le cas il y a encore quelques mois. Si un client dépassait le plafond de ses ressources, l’ensemble de ses achats
était annulé et son compte immédiatement débité de 40à 50 euros (selon les banques). Ça aboutissait souvent à des situations dramatiques, la pauvreté de beaucoup de gens étant justement due, en
partie, à leur manque de maîtrise de l’arithmétique. Au lieu de rapporter chez eux de quoi nourrir leur petite famille, ils n’avaient plus qu’à l’emmener aux restos du cœur…
Les associations de défense des consommateurs ont bataillé pendant des années pour faire cesser ce scandale en obligeant les banques à prévoir une validation avant tout paiement et à renoncer à
prélever des agios sur les pauvres.
Obligés d’accepter, ils n’ont pas perdu au change en négociant le prélèvement d’un petit pourcentage sur les achats de tous les clients.
La semaine dernière j’ai reçu la visite d’un voisin. Il est connu pour son engagement politique, il milite au Front national. Il a pris l’initiative d’une pétition qu’il vient me faire signer. Il
voudrait un retour au système précédent.
‘’Vous trouvez normal de payer pour des irresponsables, ces gens qui sont incapables de gérer leur budget ?’’
Non, bien sûr… il me semble avoir déjà entendu quelque part ce genre d’argumentation… mais j’ai signé comme tout le monde. Nous voulons tous conserver de bonnes relations avec nos voisins …
En y réfléchissant, je regrette d’avoir cédé à la lâcheté ! D’autant plus que je pourrais être victime d’un retour à la pénalisation des pauvres !
À plus de quarante ans je ne suis pas près de retrouver du travail et mon indemnité de chômeur va en s’amenuisant. Cette idée m’obsède.
Ma femme me secoue ‘’Tu es bien agité mais il faut te lever, c’est notre jour de courses !’’
Je me réveille brusquement. C’était un mauvais rêve, nous sommes toujours en 2010 et non en 2025 !