PETITES SCENES DU CAPITALISME ORDINAIRE
LES AUTRES
Dans les années 92 à 94, je faisais des vacations pour le compte d’une entreprise de conseil un peu particulière.
Cette société avait été crée par un Monsieur qui s’était forgé une solide réputation de spécialiste des sondages.
Il avait pour clients FRANCE-TELECOM et EDF.
Ces deux entreprises faisaient réaliser, chacune de son côté, plusieurs dizaines de milliers d’enquêtes téléphoniques par an.
Ces juteux contrats étaient partagés entre quelques Instituts de Sondage, dont la SOFRES et l’IFOP, mais aussi des sociétés de vente par téléphone qui s’étaient partiellement reconverties dans les enquêtes car elles disposaient de l’équipement téléphonique, sinon de la compétence, nécessaire.
Mon patron servait de caution aux décisionnaires de ces entreprises publiques bien qu’à ma connaissance,, il ne soit pas consulté pour le choix des attributaires.
Mais, après tout, si l’un d’eux sabotait le travail, c’était lui le seul spécialiste ! Et il devait en supporter la responsabilité auprès des supérieurs hiérarchiques des décisionnaires de France-Télécom et EDF...
Il était payé pour ça !
Ma mission consistait à aller écouter chaque enquêteur au cours de la réalisation d’un entretien.
Tout le monde ignorait que je ne m’étais jamais occupé d’enquêtes téléphoniques, mais je constatai aussitôt que ce type de travail répondait aux règles communes à tous les entretiens quel qu’en soit le thème, l’objectif ou le support et je fus reconnu, illico, comme un spécialiste.
La plupart des Sociétés considéraient mes interventions comme une aide leur permettant de valoriser leur travail et d’aider leurs enquêteurs à faire leur métier plus efficacement et dans de meilleures conditions.
C’est bien ainsi que je concevais ma mission.
La plupart sauf deux, il s’agissait justement de celles qui, l’une pour France-Télécom, l’autre pour EDF, se voyaient attribuer, à chaque appel d’offres, la plus grosse portion de fromage, loin devant leurs concurrentes.
La « responsable terrain » de l’une, un Institut de Sondage qui n’était ni la SOFRES ni l’IFOP, était convaincue que sa compétence professionnelle ne pouvait souffrir de critiques, même si elles ne concernaient que ses enquêteurs (assez mal formés, il faut bien le dire).
La patronne de l’autre, une officine de vente par téléphone, avait toutes les faveurs de ses clients.
Ceux-ci la considéraient comme professionnellement irréprochable et, bizarrement, je ne fus autorisé à aller faire mon travail chez elle qu’après deux ans d’exercice chez ses concurrents alors qu’elle assurait la majeure partie des contrats EDF.
Ma mission, non explicite mais fortement suggérée, était de constater l’excellence du travail réalisé dans cette Société et de rédiger un rapport laudateur.
Je reçus un accueil très frais lorsqu’elle apprit, par ses subordonnés, qu’une première écoute m’avait permis de détecter un « enquêteur » qui faisait à peu près n’importe quoi.
Elle se ravisa par la suite et me retînt jusqu’à vingt et une heures passées, après chacune de mes vacations, afin que je lui expose toutes mes observations dans le moindre détail.
Elle voulait s’informer de la meilleure façon de pratiquer ce métier dont elle ignorait jusqu’aux bases.
Le résultat catastrophique de ma première écoute ne devait rien au hasard; personne, dans cette Société n’avait la moindre idée des règles propres à l’exercice de cette activité et nul n’était susceptible de l’enseigner. Tout le monde travaillait n’importe comment.
Au fil de mes écoutes, j’assurai la formation des enquêteurs et de leurs « superviseurs ».
Un jour, la patronne de cette officine dû considérer qu’elle en avait suffisamment appris, que mon rôle était terminé et je devins subitement persona non grata, une espèce de pestiféré que personne ne devait approcher à moins de dix pas.
Elle exigea de ses clients EDF qui - mais allez donc savoir pourquoi ? - n’avaient rien à lui refuser, que je sois définitivement exclu, non seulement de chez elle, mais aussi de chez les autres fournisseurs.
Dans le même temps, les responsables de l’Institut de Sondage que je n’ai pas nommé ci-dessus en faisaient autant auprès de leur client France-Télécom.
Ils disposaient, certainement, d’arguments aussi persuasifs que leur consœur…..
Tous transmirent ces injonctions à mon patron qui s’exécuta et m’exécuta par la même occasion.
Et je cessais, contraint et forcé, de travailler pour ce marchand de parapluies.
J’espère ne pas vous avoir trop barbé avec mes histoires d’ancien combattant. Je consacrerai le prochain (et dernier) épisode à vous expliquer pourquoi je vous ai raconté tout ça.